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nadia khouri-dagher, reporter
1 juillet 2006

Esprit

E

ESPRIT

                                                                                         Pour Véronique et Catherine Crosnier

A Cannes où je suis en reportage, je retourne voir l’immeuble où mon oncle Michel, après avoir établi ses prospères affaires à Paris et s’être marié avec une comtesse française, avait acheté un appartement magnifique, avec une belle terrasse en « L » offrant une vue panoramique sur toute la baie fameuse.

Debout sur le trottoir, au pied de la résidence, je suis émue étrangement de me retrouver en ce lieu où j’ai passé de belles journées de vacances d'été et de convivialité familiale, et où, mon oncle étant décédé et l'appartement vendu, nous ne venons plus désormais.

Les palmiers, les pins parasols, les massifs de jasmin et de roses, un citronnier et ses citrons jaune vif, comme mille cadeaux d’une Nature généreuse en cette Mère-Méditerranée, toute cette végétation du Sud qu’il aimait tant, et qui, pour beaucoup, est la même que dans son Egypte natale et dans son Liban où il vécut ensuite, tout me parle de cet oncle maternel, khâli,  figure presque paternelle que joue le frère aîné de la mère dans les familles arabes.

Je réalise du même coup que c’est la première fois de ma vie qu’il m’arrive de ressentir cette émotion poignante de me trouver en un lieu auquel je me sens appartenir intimement, en France. Jusqu’à ce jour, tous les lieux – maisons, quartiers, villes – liés à une émotion nourrie d’une mémoire affective, se situaient pour moi à l’étranger, inaccessibles, parfois inconnus de moi : notre appartement de Beyrouth, que je fus folle de joie de retrouver il y a quelques années, après 21 ans d’absence, et d'y habiter à nouveau, avec ma tante Najat qui y vivait encore; la maison où je suis née, à Ismaïlia en Egypte, découverte à 30 ans, mais dont je n'ai aucun souvenir car je l'ai quittée bébé; la maison de Georges et Manon, mon oncle et ma tante à Héliopolis, où j'ai séjourné pendant mes années d'études au Caire.

En admirant la baie de Cannes qui s’offre à mon regard, épanouie et lumineuse, avec ses montagnes bleutées au lointain, je comprends aussi que mon oncle Michel a trouvé, ici en France, un paysage qui lui rappelle la baie de Jounieh au Liban, à laquelle ce paysage-ci ressemble étrangement. En levant les yeux vers les pins parasols qui tapissent la colline et dont les parfums drus exhalaient jusqu’à notre terrasse les soirs d’été, je sais qu’il a retrouvé ici un peu de sa montagne libanaise, qui porte les mêmes arbres et les mêmes senteurs. Et par son choix de Cannes, ville mondaine et aimant le luxe, et même si dans la famille nous avons toujours détesté l’esprit m’as-tu-vu et nouveau riche, je sais qu’il a choisi, comme résidence d’été, la ville française qui lui rappelait le plus Beyrouth, y compris dans sa frivolité.

Je me sens heureuse soudain de posséder un lieu qui m’appartienne de la sorte, en France, accessible en trois heures de train. C’est cela, l’appartenance à une terre : se sentir non pas des racines en un lieu – je n’en ai aucunes à Cannes, mis à part quelques séjours d’été. Mais éprouver un amour violent pour les parfums, les paysages, les atmosphères d’un lieu, pour exactement les mêmes raisons que celles d’un ancêtre, dont on croirait sentir planer l’âme sur le lieu qu’il affectionnait, ange gardien, bienfaiteur et protecteur, et se sentir, en ce lieu où son esprit semble habiter encore, comme ressourcé, plus fort. Comme si de respirer le même air, les parfums des mêmes fleurs, de refaire les mêmes rites –  s’asseoir à la même terrasse, aller chez le même pâtissier, faire les mêmes promenades - que les défunts aimés, les faisaient revivre, et nous faisaient revivre avec eux, dans ce lieu qui leur a survécu, inchangé.

Moi qui viens d’une famille nomade depuis trois générations, je comprends en cet instant, dans cette rue de Cannes, au bas d'un appartement où je ne peux plus entrer, la vénération des Français pour leurs maisons de campagne, et qui ont presque toujours une histoire familiale. En retournant, comme mon amie Valérie le fait à Villiers, dans la maison choisie, décorée, arrangée par des parents chéris et disparus, en taillant les roses plantées jadis par une mère, le sapin planté pour Noël par un père, en rapportant chez soi, comme ses parents le faisaient, du laurier pour la cuisine et des forsythias pour le salon, c’est à un culte pudique et muet de leur ancêtres, à une adoration tue de parents aimés et disparus, que se livrent les Français.   

Retour abécédaire

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