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nadia khouri-dagher, reporter
1 juillet 2006

Litote

L

Litote

Retour abécédaire


    C'est pas mal 
    Y fait pas chaud
    C'est pas con
    Elle est pas bête
    T'es pas doué
    Elle est pas grosse
    Y sont pas à plaindre
    C'est pas rien
    C'est pas simple
    C'est pas compliqué
    On n'est pas arrivés
    Y a pas des tonnes
    C'est pas donné
    C'est pas folichon
    C'est pas rien
    C'est pas demain la veille
    Il est pas né de la dernière pluie
    Faut pas se gêner
    Faut pas exagérer

Débarquant enfant en France, l'une des premières choses qui m'étonna fut cette manière de parler des Français: au lieu de dire ce qu'ils pensent, ils disent … le contraire de ce qu'ils ne pensent pas! Ce qui, vous en conviendrez, n'est pas la tournure la plus simple du monde – vous voyez, moi aussi j'ai appris!

Pour moi cette manière de s'exprimer était comme chuchoter au lieu de parler, dire les choses à moitié, ne pas se baigner dans l'eau mais plonger seulement ses orteils. A l'école, on m'enseigna que le "Va, je ne te hais point" lancé par Chimène à Rodrigue dans Le Cid, était la plus torride des déclarations d'amour de la littérature française. Et j'appris à cette occasion un nouveau mot: litote. Que je ne connaissais pas, car nous francophones du Moyen-Orient, nous n'en usions pas.

Après trente ans en France je m'amuse toujours de cette manière si particulière qu'ont les Français de s'exprimer, pas seulement dans le langage populaire mais aussi dans le registre littéraire, avec des expressions telles que:

    Il ne faut pas sous-estimer
    Il n'a pas raté sa cible
    Elle n'a pas tari d'éloges
    Il n'a pas mâché ses mots
    Il n'en reste pas moins que
    Ils n'ont pas ménagé leurs efforts
    Etc etc.

Nous, Méditerranéens, qui parlons haut et fort, nous dirions plutôt:

    Ca me plaît énormément – pour C'est pas mal
    J'ai très froid –pour Y fait pas chaud
    C'est bien vu - pour C'est pas con   
    Arrêtez pour Faut pas exagérer
    Vous m'emmerdez pour Faut pas se gêner

avec des points d'exclamation partout!!!!!

D'où cette phrase mille fois entendue dans mon enfance: "Les Français sont froids", et que je retrouve souvent chez de nombreux arabes, africains, ou latino-américains, ou même Méditerranéens – peuples du Sud.

Par exemple, chez nous en Orient on dit souvent, à un(e) ami(e) que l'on n'a pas vu depuis longtemps, en arabe ou en français: "Tu m'as manqué!" (et pas seulement à son amoureux). Mais mes amis français, à mes retours de voyage qui duraient parfois un an, me disaient simplement: ça fait un bail.

Chez nous, on embrasse bruyamment les amis et parents, on se fait des accolades en se retrouvant, on exprime tout haut et en gestes, la joie de se retrouver. En France, je retrouve ces contacts physiques, ces comportements joyeux et conviviaux, presque uniquement chez les bandes d'adolescents, qui chahutent, rient fort sur les trottoirs, et se taquinent gentiment, ou encore chez des villageois, mais souvent guère au-delà, et très peu dans les couches citadines qui se veulent bien élevées, et où il faut "bien se tenir", c'est-à-dire: se retenir.

J'ai longtemps cru, moi aussi, que les Français étaient froids. Autrement dit, qu'ils avaient moins de sentiments que nous: moins chaleureux, moins généreux, moins hospitaliers. Car tout cela n'apparaissait pas dans les mots qu'ils emploient. Aujourd'hui je sais que le langage exprime une culture, et que la litote est l'expression d'une pudeur, plus que d'une froideur. Pudeur toute nord-européenne - les Anglais champions reconnus de la litote, qu'ils nomment understatement. 

J'ai mis longtemps à comprendre que ce qu'exprime la litote, ce n'est pas une absence, mais une retenue dans l'expression des sentiments. Car avec le langage on ne dit jamais seulement ce qu'on pense, mais aussi ce qu'on ressent, et c'est ce ressenti que la langue française courante, quotidienne, se refuse le plus souvent d'exprimer. J'ai mis longtemps à comprendre que les Français n'en pensaient pas moins, si je me mets à parler comme eux, comme vous, c'est-à-dire: en pensaient tout autant, voire plus. Mais ne l'exprimaient pas toujours aussi explicitement, comme nous, gens du Sud.

Chez nous, au Liban, en Algérie, Tunisie, Maroc, en Méditerranée et autres pays du Sud, on est souvent plus expansif dans l'expression de ses sentiments. Nous pêchons même souvent dans l'excès inverse:  l'emphase, le lyrisme, voire l'exagération. La sardine qui boucha le port de Marseille, un pêcheur arabe, italien ou cubain aurait pu la pêcher. Et notre langage exprime tous ces excès, ces nuances – ce ressenti - tous ces sentiments dont nous imprégnons nos langues: fortissimo, bellissima  disons-nous en italien, mi encanta en espagnol (cela m'enchante, tellement plus lyrique et chaleureux que le tout sec "j'aime bien"), et en arabe nous utilisons au quotidien mille formules de convivialité et de littérature, comme "je bénis tes mains" (sallem dayyatek, à une hôtesse qui vous a reçu à dîner) ou " vous nous apportez la lumière" (nawwartou, à des invités que l'on reçoit chez soi).

Il m'a fallu vivre longtemps en France, il m'a fallu des amitiés et des affections bâties sur des années, pour comprendre que le langage en France, tel un iceberg, n'est que la face émergée des sentiments. Ceux-ci restent enfouis, non exprimés, non-dits le plus souvent – non perçus donc si l'on passe très vite, qu'on ne sait pas tout ça.

L'incompréhension d'une culture vient de qu'on ne parle pas la même langue, même lorsque l'on en comprend chaque mot: on ne comprend pas la langue implicite de l'autre, tout ce qui se cache derrière les mots, donc on interprète mal. Aujourd'hui je sais que, non, les Français ne sont pas froids, mais il faut savoir les entendre, les comprendre, écouter ces litotes, cette pudeur contenue, tout ce qui ne se dit pas. Les Français, comme certains peuples d'Européens, parlent souvent sans emphase. Mais pas sans sentiments.

Ne mets pas tes mains sur les portes, tu risques de te faire pincer très fort.
Beware of trapping your hands in the doors.
Non mettere le mani sulle porte, rischi di farte schiacciare le dita !
Non pongas las manos sobre la puerta, tu expones a una magulladura.

Les stickers collés sur les portes des métros parisiens disent tout cela bien mieux que moi. Points d'exclamation compris – ou pas!

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Commentaires
E
Bonjour,<br /> Je suis très touchée de découvrir votre site alors que je cherchais un peu de mon passé en tapant LA LITOTE sur google...Il y a quelques années j'ai créé un magazine à San Francisco (ville où j'ai vécu pendant cinq an), LA LITOTE était son titre, je me suis parfois demandé quelles avaient été les raisons profondes du choix de ce titre, vous venez de m'éclairer! Je vous remercie pour ça, et je serais heureuse de continuer à lire dvantage de vos textes. Peut-être mon blog vous intéressera-t-il, je souhaite à ma manière établir quelques ponts entre les cultures mais également (et donc plus généralement ?) entre les hommes et les femmes. je suis fascinée par internet et le monde vers lequel les technologies nous entraînent et j'ai comme l'impression que c'est maintenant qu'il faut se parler ;)<br /> J'espère à bientôt.
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