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nadia khouri-dagher, reporter
1 juillet 2006

Sans-culottes

S

SANS-CULOTTES

Nous avions débarqué au pays des sans-culottes, et personne ne nous l'avait dit!

En Orient, on garde toujours sa culotte pour dormir - si on l'impose aux enfants, je suppose qu'il en va de même pour les adultes – et mes souvenirs d'enfant me restituent même l'image de tantes aux poitrines opulentes, dont le soutien-gorge apparaissait sous la chemise de nuit, aux petits-déjeuners matinaux.

Alors vous pensez, dormir sans culotte ! Quand nous avons découvert que c'était là l'habitude française – et les nuits passées chez les copines de classe ainsi que les séjours collectifs de vacances nous l'ont vite appris – nous avons été un peu affolés. La France, et l'Europe, apparaissent aux Arabes comme une terre où les mœurs sont très libres – ce qui est vrai, comparativement. Ma mère, comme de nombreuses mères arabes quand elles arrivent en France, craignait avant tout pour ses filles: l'exposition à une certaine permissivité, l'exposition aux garçons, en bref la sexualité, mot que je ne me souviens pas avoir jamais entendu dans mes oreilles d'enfant à Beyrouth, et que je découvrais en France.

Dormir sans culotte, c'était – pourtant nous n'en avons jamais parlé – le comble de l'indécence, de l'inconvenance – de la luxure: mon vocabulaire d'enfant connaissait ce mot, faute de connaître celui de sexualité, car à Beyrouth une série de gravures du XIX° siècle, rapportées par l'un des mes oncles d'un voyage en Europe et qui ornait un corridor, illustrait les sept péchés capitaux à l'aide d'une femme, le plus souvent nue, allongée lascivement sur un sofa et entourée de personnages divers. Je lisais: gourmandise, jalousie, luxure,… et l'image était assez suggestive pour que j'en comprenne le sens.

Quand avons-nous cessé, enfants, de dormir en culotte? Quand avons-nous osé franchir ce tabou, cet interdit, cette barrière par rapport à son propre corps la nuit – qui en suppose tant d'autres le jour -  qui n'est pas spécifique au monde arabe: Foucault a des pages terrifiantes sur la répression des corps dans l'Europe du XIX°, les chemises de nuit que les filles devaient enfiler dans les pensionnats sans regarder leur corps, les mains des garçons que l'on voulait contrôler dans leurs poches par des mises en garde pseudo-médicales, et même les pieds des tables que l'on recouvrait d'une nappe dans l'Angleterre victorienne, par pudeur* .

Est-ce l'effet répété de classes de neige, de camps de Jeannettes et de Guides, où, pour la première fois, nous partagions l'intimité d'autres petites filles, qui avaient dû nous trouver bien ridicules de vouloir garder notre culotte la nuit? Les sociologues appelleraient cela "processus de socialisation", dans leur jargon savant. En tout cas, c'est clair: c'est de nous être frottés à d'autres manières de faire, d'avoir découvert qu'il n'y avait là ni vice ni péché ni arrière-pensée mais simplement le désir de faire respirer son corps la nuit, une mesure d'hygiène en somme, et aussi la recherche d'un plus grand confort, d'une plus grande décontraction – plutôt que de dormir la taille et les cuisses serrées par l'élastique d'une culotte.

Je me souviens seulement que ce fut pour moi une sorte de victoire, le signe que j'étais devenue totalement une fillette comme les autres, non plus une fille à protéger comme on conçoit l'éducation des filles dans les pays arabes, mais une fille qu'on laissait libre de son choix, déjà, dans le domaine le plus intime. L'un de mes premiers pas vers l'émancipation, vers mon identité française au féminin.

Bien des années plus tard, alors que j'enquêtais dans mon quartier populaire du Caire, j'eus une autre vision de la supposée pudeur orientale, en particulier à ce sujet des culottes. J'étais devenue l'amie de celle que les ethnologues nomment leur "informatrice" – l'amitié étant une condition nécessaire à cette relation – Om Wala'. Un jour que nous parlions de mariage – j'avais une vingtaine d'années, et n'étais pas encore mariée à l'époque – la voilà qui soulève ma jupe, et, pointant mon slip du regard, la voici qui commente à haute voix, devant la voisine et les enfants, la forme de mon bas-ventre, comme en France les hommes le feraient, parlant d'une femme, à propos de ses seins ou de ses fesses, parties du corps considérées en Europe comme sexuelles.

J'étais confuse de honte: je ne suis pas particulièrement prude, je suis sportive et le maillot de bain est l'une de mes tenues préférées, mais jamais personne n'avait osé, dans mes années dans la France libérée, attenter à mon intimité de la sorte - soulever ma jupe pour voir ma culotte! Et je compris alors toute la relativité du mot "pudeur", des tabous sexuels, des interdits, des codes, et des transgressions. Mais je compris aussi que, par ce geste, Om Wala' signifiait que j'étais désormais devenue son intime, son amie, presque quelqu'un de la famille, sa fille adoptive. Dans les hammams d'Algérie, de Tunisie ou du Maroc, les femmes observent et commentent également l'anatomie – cette fois-ci bien plus dénudée - des jeunes filles présentes, belles-filles potentielles, compagnes futures pour leurs fils. Mon amie Florence qui a effectué sa thèse sur un autre continent, en Colombie, auprès d'Indiens d'Amazonie, m'a raconté qu'elle comprit qu'elle avait été adoptée par les femmes indiennes du village où elle séjournait, le jour où celles-ci lui proposèrent d'aller faire leurs besoins ensemble, dans la forêt. En France, où les douches parfois sont collectives, où les femmes montrent leurs seins nus sur les plages et parfois même leurs fesses, les W.C. toujours sont individuels, et les sexes invisibles…

Ce que nous jugeons choquant, d'autres le trouvent normal, et vice-versa. Ce qui trait au corps, ou au sexe, ce qui est la même chose, n'échappe pas à la règle.

Les culottes Petit Bateau que certains mettent sous leur pyjama et d'autres pas, ce fut ma première leçon d'anthropologie, enfant.


* Michel Foucault, Histoire de la sexualité, 3 tomes, Gallimard, 1996, 1997, 1998.

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