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TRADITION
Les Occidentaux se moquent ou s'émerveillent, selon qu'il s'agit d'un jugement politique ou touristique, de l'attachement des peuples du Sud à leurs traditions. Car la valeur-phare de l'Occident, on le sait, c'est la modernité, le progrès, le futur: les Lumières, contre l'obscurité!
Mais ce matin sur la place du marché, quatre musiciens jouent des quatuors de Haydn, face à une foule subjuguée. Car dans l'Occident du XXI° siècle, chantre de l'avant-garde, les musiciens les plus révérés sont tous morts il y a plusieurs siècles: Haydn, Mozart, Bach, Beethoven, et consorts.
Lorsque les Européens vont aux antipodes enregistrer des musiques pareillement de cour, indiennes, javanaises, ou chinoises, pareillement inchangées depuis des siècles, ils nomment ces musiques: musiques traditionnelles.
Mais en Occident on n'aime pas les traditions, et cette musique européenne n'est pas appelée traditionnelle, même si elle se joue, inchangée, depuis trois ou quatre cents ans, mais: musique classique. Classique, ça vous a un air d'éternité, comme dans l'expression "tailleur à la coupe classique" ou "mocassins classiques". Alors que tradition ça fait folklore - les musiques traditionnelles étaient autrefois appelées "musiques folkloriques" - ça fait attachement immodéré au passé, ça fait patrimoine partagé par un peuple entier, ça fait populaire – et populaire, c'est terriblement anti-modernité.
J'aime Haydn – surtout les quatuors. Et Mozart. Et Bach. Et Beethoven. Et consorts. Mais je m'amuse que, de même que M. Jourdain faisait jadis de la prose sans le savoir, les Européens, par leur amour inchangé pour la musique classique, démontrent qu'ils sont plus attachés à leur passé, à leurs traditions, qu'ils ne veulent bien l'avouer.
Alors que leurs vêtements ont changé – contrairement à nos burnous et djellabas – que leurs maisons ont changé – contrairement à nos ryads et patios – que leur alimentation a changé – contrairement à nos couscous et pastillas – que leurs coiffures et maquillages ont changé – leurs hommes ne portent plus ni perruques ni poudres mais les nôtres portent encore la chéchia - les Européens ont gardé leurs traditions musicales. Car la musique c'est l'âme d'une culture, c'est l'âme d'un peuple.
Lequel de vous s'étonnait que nos radios et nos télévisions passent encore Oum Kalthoum, Farid el Atrache, Abd el Halim, vedettes disparues il y a … 30 ans?
Haydn, Mozart, Bach, Beethoven, et consorts: merci!