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nadia khouri-dagher, reporter
1 juillet 2006

Voyages

V

Voyages

J'ai la passion des voyages. Cette passion, je la partage avec nombre d'autres Libanais, et j'aime à penser qu'elle me vient du fond de notre mémoire collective : nous fûmes, nous les Phéniciens, les premiers dans l'Histoire à oser braver l'immensité de la Mer Méditerranée.

Cette passion des voyages, je la retrouve chez de nombreuses autres femmes maghrébines et arabes qui vivent en France. Héritage d'une culture méditerranéenne, qui réunit des peuples épris de mer – c'est-à-dire de voyages. Héritage aussi d'une culture nomade, la culture arabe de nos ancêtres, qui fit du peuple arabe l'un des peuples les plus voyageurs du monde : du VII° au XV° siècle, les Arabes ne firent qu'entreprendre de très longs voyages, qui devaient mener à la création d'immenses empires reliant Grenade à Boukhara en passant par Marseille. Et les voyages arabes ne furent pas arrêtés par la chute de l'empire andalou : l'Afrique fut conquise par les marchands arabes, et l'Asie jusqu'en Inde, en Chine et même en Indonésie : le plus grand pays musulman du monde est dans la zone Pacifique.

Pour ma part, choisir l'ethnologie fut l'un des moyens de choisir le voyage comme but professionnel et centre de ma vie – même si j'ai ensuite transformé mon goût de l'enquête et du terrain en journalisme, plus monnayable sur le marché de l'emploi : avec le même réalisme avec lequel mes ancêtres vendaient ce qu'ils rapportaient de contrées lointaines, je vends mes reportages - mon but n'est pas de les vendre, mais de les réaliser. Comme si d'avoir été contrainte, enfant, à explorer, découvrir, et comprendre les codes sociaux, les rites, et les modes de vie d'une nouvelle tribu – les Français – m'avait donné les atouts pour explorer et comprendre, plus tard, d'autres sociétés. Comme si j'avais transformé cette difficulté d'avoir à m'adapter à un environnement nouveau, en atout professionnel. Ce choix d'un métier lié à l'international, aux voyages, je l'ai retrouvé chez d'autres Maghrébins et Arabes de France, qu'ils travaillent pour des compagnies aériennes, pour une entreprise multinationale, ou qu'ils fassent de l'import-export.

Cette ouverture que nous avons vers d'autres cultures, elle vient de notre bi-culturalité : comme si d'être ouverts à deux cultures nous ouvrait automatiquement les portes des autres cultures. De la même manière qu'un enfant bilingue apprend plus facilement une troisième, voire une quatrième langue. Nous sommes multi-culturels de naissance. On trouve cette même ouverture, et multi-culturalité, chez les Européens qui ont une histoire personnelle liée à un ailleurs : une enfance en expatriation en Afrique, un grand'père militaire au Maroc, une enfance au Vietnam, des parents pieds-noirs. Chez les écrivains ou voyageurs occidentaux, ce lien entre une enfance marquée par un « là-bas » et le goût de la découverte, est évident, de Cendrars à Kessel en passant par Kipling.

Ma passion des voyages, elle a trouvé en France une terre à sa mesure. Car vivre en France me permet de voyager partout dans le monde. Par la radio qui m'offre toutes les musiques du monde. Par les concerts, car les musiques du monde ont envahi les squares de quartier comme les plus grandes scènes, et jusqu'    aux plus petits villages. Par le cinéma, car aucune ville au monde n'offre autant de films du monde entier que Paris, qui me font entendre des langues inconnues dans leurs propres paysages. Par la littérature, que les Français adorent, et dont ils traduisent plus que dans tout autre pays me semble-t-il, les auteurs les plus lointains, si bien que j'ai ainsi visité, sans encore y être allée, l'Iran, l'Ethiopie, la Chine, le Japon, le Mexique, et le Nigeria des bidonvilles* .

Vivre en France me permet de rencontrer une foule de gens qui partagent la même passion des voyages que moi, et surtout de voyager – probablement plus que je si je vivais aujourd'hui à Alger, Tunis ou Amman. Et il me semble que l'un des secrets de l'émigration des Arabes en France est que la France offre, à ces voyageurs dans l'âme, plus d'ouverture vers le monde que leur propre pays, et la faculté de rencontrer en France, ou depuis la France, plus de gens du monde entier que dans leur propre pays. D'être relié, sentiment grisant, au monde entier. Pour nous, hommes et femmes du Maghreb et du monde arabe, et même du monde entier, voyageurs ataviques, multi-culturels et multi-curieux, la France est notre nouvelle Andalousie.


* Bernard Magnier, Poésie d'Afrique au Sud du Sahara, 1945-1995, Actes Sud, 1996

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Commentaires
A
Madame, Merci pour ce texte. J’ai découvert votre site après avoir lu un long article écrit par vous sur le salon international du livre à Alger (publié surle site web du Monde). J’ai maintenant une grande hâte de lire vos livres. Moi aussi j’adore voyager et je vis dans une ville (New York) d’où l’on peut très facilement le faire. Je suis tout à fait d’accord avec vous: voyager et voire vivre des gens de cultures différentes de la sienne est un excellent moyen de réaliser tout ce que nous avons en commun en tant qu’humains. Et puis si l’on ne peut pas voyager aussi souvent qu’on le voudrait, la musique, le cinéma et la litérature sont d’excellent substituts. Et j’espère un jour visiter la Tunisie, l’Algérie, ou le Liban, dont vous parlez si bien.
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